Semaine S-36 : Tu seras architecte, ma fille !

Réflexions humoristiques d'une sexa.

Billet

chute.jpgConvaincue par ma mère que les « bonnes » humanités que j’avais faites pouvaient me mener à un glorieux avenir d’architecte, je me lançai donc dans ces études malgré ces cinq années à réussir qui me paraissaient une éternité.

L’avantage de l’Institut Supérieur d’Architecture Saint-Luc était que ce n’était pas l’unif’ bien qu’offrant un diplôme équivalent au grade d’ingénieur architecte. Oui, bizarre d’aller se traumatiser à l’université alors qu’on pouvait s’éclater dans une école artistique pour le même accès à la profession.

Dans les deux cas un examen d’entrée, d’un côté l’examen d’ingénieur exclusivement bourré de maths-physique-chimie qu’il fallait, pour bien faire, préparer pendant un an, de l’autre côté un peu de maths, mais surtout des tests visant à mesurer ta culture générale, ta créativité, une dissertation sur un thème artistique et du croquis dans la salle poussiéreuse de dessin aux gradins en bois grinçant autour desquels s’alignaient sur des stèles, des volumes géométriques agencés en nature morte et des plâtres de sculptures célèbres .

L’examen réussi, après trois mois de vacances idylliques, provisoirement libérée et délivrée, je rentrai dans cette ambiance si différente de celle que j’avais connue pendant douze ans. De Sainte-Véronique à Saint-Luc, 200 mètres séparaient deux mondes pieux mais extraordinairement contrastés.

L’atmosphère n’était pas la même !

Pour commencer, je passais d’un monde essentiellement de femmes à un monde majoritairement masculin.
Des sœurs aux frères avec la/le même petit vieux à la procure*, quelques silhouettes en robe unisexe au col blanc rigide et aux chaussures écrase-merde, une/un religieux encore enseignant, et autour de cet aspect désuet, l’évolution inéluctable menée tambour battant par une jeunesse se voulant hors normes.

Si chez les filles de la Croix, l’uniforme nous avait un peu bridées à cet âge où on aime se (dé)marquer, chez les Jésuites c’était l’explosion de couleurs typique de ce milieu des seventies.
Entre henné, khôl et patchouli, le flower power battait son plein parmi les élèves des sections d’humanités et de supérieur artistiques. Robes et chemises à fleurs, sabots, barbes, cheveux très longs pour les deux sexes, en gros le look John Lennon et Yoko Uno. Aux odeurs de musc artificielles et celles moins séduisantes de babas cool peu regardants sur l’hygiène corporelle se superposait insidieusement celle envoûtante du cannabis.

Une fois passée la grande baie en arcade, attaché ma mobylette Garelli dans le porche, je traversais le jardinet, plaque tournante des différentes disciplines, respirant la coolitude, animé d’artistes en herbe déambulant nonchalamment, cartons, papiers, sculptures en gestation sur les bras.

Cette ambiance « Bauhaus »**, la réunion de toutes les disciplines artistiques, créait une formidable émulation.

Il faut reconnaître que les candidats architectes étaient plus repérables, tenues classiques jeans, chemises et boots pour les mecs comme pour les filles, mallettes et attachés cases pour les plus sérieux mais rarement du folichon. L’Archi occupaient le dernier étage et les premières s’initiaient aux joies architecturales dans une grande pièce du XIXème divisible en deux, aux murs garnis d’échantillons de pierres et marbres. A part pour les projections, tous les cours se suivaient dans ce local, comme en primaires !

Question profs, beaucoup de spécimens ! Et pratiquement que des hommes, ce qui changeait mon ordinaire.

A tout seigneur, tout honneur, vestige chrétien pour la forme, le Frère J. ingénieur de son état, rouflaquettes grisonnantes et narines écarquillées, col jaunâtre comme du tuffeau, méritoirement emballé par son sujet, essayait vainement de nous passionner pour les strates géologiques, les bonnets de gendarme et autres marbres issus d’ères que même lui n’avait pas connues.

Le petit Mr Ch. prof de maths, de mécanique et graphostatique, la moustache fine et la moumoute brillante vissée sur une tête à la mister Bean, essayait d’être à niveau avec certains d’entre nous qui ayant fait maths fortes l’étaient manifestement plus que lui ! Souvent on lui faisait remarquer ses erreurs ou une manière plus subtile d’envisager la solution, il ne nous en tenait pas rigueur et nous y trouvions satisfaction certaine, nous l’aimions bien.

Le séduisant et sympathique Mr Dh. sosie d’Omar Sharif, grâce à ses qualités pédagogiques uniquement bien sûr, me poussa, quant à lui, à des exploits inattendus en chimie et physique, comme quoi...

Un look de Pierre Richard, le fantasque Mr Ph., architecte prof de construction, réputé misogyne, envoyait surtout les filles au tableau, mes rebellions me valurent une deuxième session, sanction pardonnée car il adorait nous emmener vadrouiller dans villes et villages, verre au café compris, ce qui n’était pas pour nous déplaire et finalement présageait bien de notre futur métier.

Mr D. le nounours écolo, cheveux foisonnants et large barbe, sandales quasi monastiques, prof d’étude du milieu qui nous expliquait l’évolution et l’extinction des espèces, nous déconseillait entre autres de trop se laver et d’attendre de vider sa baignoire pour que les calories profitent à la pièce plutôt qu’aux égouts.

Mr C. avait plutôt un physique à la Poutine, terreur comprise, c’était l’ingénieur qui nous apprenait la résistance des matériaux, notre bête noire ! D’ailleurs Mme G. ingénieure qui le succédait dans les années supérieures faisait peur aussi. C’était cependant plus dû à la matière qu’ils enseignaient qui était celle qui faisait le plus de ravage parmi les candidats plus ouverts à la glanditude artistique qu’à la rigueur mathématique.

Attendus étaient les profs de droit (dont un ministre qui venait conduit par son chauffeur), c’était la récré ! L’immense avantage était leur intarissable bagout, là où la soporifique prof d’histoire de l’art nous endormait avec ses diapositives projetées dans une propice pénombre, nos avocats nous régalaient d’histoires croustillantes ! Ces gens-là aiment le spectacle.

Admirés, les profs d’éducation artistique, artistes renommés, nous ouvraient vers un monde infini de créativité sans frein.
C’est à Saint-Luc que j’ai appris toutes les bases théoriques de la photographie, celles du design et passai des après-midi à croquer les jolis coins de la province en compagnie de notre ahurissant professeur Gérard Michel qui doit être né avec des yeux, cerveau et main cybernétiques !

Enfin, il y avait les profs d’architecture.

Tous architectes, ayant une aura professionnelle plus ou moins grande, ils ne se prenaient pas pour de la merde et savaient te gausser avec jouissance sadique me semblait-il.
Moi très scolaire, il m’a fallu un temps fou pour les comprendre.
C’est que l’architecture vue par les profs, c’est un peu de la masturbation intellectuelle.
Et moi j’ai l’esprit pratique.
J’ai tardé à comprendre la théorie du « geste », qui en gros est un artifice qui justifie un parti pris architectural, l’architecte Calatrava*** est une représentation de cette façon de créer.
Aux ateliers, c’est tremblante que je présentais mes projets en phase de conception, l’éreintage public étant un sport qu’ils affectionnaient manifestement, tellement certains d’avoir raison.
Il n’était pas rare qu’on se sente poussé à tout recommencer 15 jours avant la date de remise et qu’on apprenne avant l’heure ce qu’est une charrette pour remettre un dossier dans les délais !

Vous avez compris que je leur en veux toujours !

Par contre là où c’était très différent d’autres études supérieures, c’est que l’ambiance était, on pourrait dire familiale, surtout les deux dernières années où on commençait à faire partie de la profession !
Entre temps, augmentation des candidats suicide aidant, les quatrième et cinquième avaient émigré dans une maison de maître voisine où on avait installé bar et restaurant au profit de voyages d’étude.
Les fêtes y étaient nombreuses et les professeurs y participaient activement.
Je ne peux pas tout raconter mais à ces moments il n’y avait que des guindailleurs**** tous âges compris !

A part le stress d’être jugé sur ses idées plus que sur son travail, c’étaient de chouettes études, très éclectiques comme l’est le métier mais ça c’est une autre histoire (à venir)...

* La procure : cet endroit rempli de merveilles comme des friandises ou tout le matériel de l'artiste passionné.
** Au sens premier, le Bauhaus est une école née en Allemagne au lendemain de la Première Guerre mondiale, lors de la naissance de la République de Weimar : à l’instigation d’Henry van de Velde, peintre, architecte et décorateur belge et de Walter Gropius, architecte et designer allemand, l’école des arts décoratifs et l’académie des beaux-arts de Weimar sont réunies en une seule école qui prend pour nom “Bauhaus”.
*** Réalisation de la nouvelle gare des Guillemins 
**** Guindailleur

Jenifer Lewis a rejoint les sexas...

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