Saison 3.2 : R.I.P. Partie I

Réflexions humoristiques d'une sexa.

Billet

rip-1.jpgElle n’avait probablement jamais eu l’air jeune.
Ses petits yeux chafouins, ses fringues sans âge ni goût, ses manies, tout sentait la vieille fille.
Cette semaine était sa semaine qu’elle préparait depuis des années avec le même méthodisme.
L’arrivée d’Internet en avait facilité l’organisation et elle pouvait beaucoup mieux faire le tour des trois lieux.

Elle commençait dans l’ordre historique.

Bien calée sur sa chaise faussement gothique, sa tablette, seule modernité esthétique des lieux, anachroniquement déposée sur l’épaisse table en chêne foncé aux pieds surmontés de gueules de lion, naseaux percés d’un anneau en cuivre, elle réglait ses petits comptes annuels.
Un rapide coup d’œil de propriétaire satisfaite sur son intérieur kitchissime, tentures aux couleurs improbables, tapis tout flapis, bibelots à gogo, vitrines débordant de verres en cristal Val Saint Lambert - tous ses visiteurs en attrapaient la migraine, sauf elle -, elle se brancha sur Google.de.
Ses années en RFA l’avait rendue bilingue, elle connaissait bien Cologne mais aimait varier les plaisirs et par superstition préférait rester discrète, elle se choisit un Bed and Breakfast près de la gare et prit rendez-vous avec Frau Winkler qui gérait ses affaires sur place. Elle réserva le Thalys vers Köln et un taxi pour rentrer.
Elle pouvait se le permettre.
Elle commanda les fleurs avec le message rituel puis se décida à faire sa valise.
Elle n’avait pas besoin de grand-chose et n’ayant jamais compris la frivolité des femmes y rangea sa trousse de toilette, son pyjama en pilou, ses pantoufles, une jupe, une blouse brodée et un gilet, une paire de bas couleur chair opaque de rechange et des sous-vêtements propres pour chaque jour, en aucun cas elle ne dérogeait à sa propreté corporelle.

Dans le train vers l’Allemagne, elle se remémora sa rencontre avec Günther.

Fraîchement engagée comme professeur de chimie à l’Athénée Royal de Düren dès son ouverture en 1970, elle aimait se rendre "à la ville" et en cette période de fêtes, ne ratait jamais d’y faire le tour des marchés de Noël et particulièrement celui de la Roncalliplatz, elle adorait y acheter des figurines qui pourraient décorer son sapin de célibataire.
C’est en sortant de la Cathédrale de Cologne qu’un grand type distrait la bouscula violemment.
Se confondant en excuses, il lui proposa un café au Funkhaus.
Elle débutait en allemand et lui connaissait un peu le français.
Elle avait 25 ans, il lui en rendait trente.
Elle travaillait pour les Forces Belges en Allemagne, lui était ancien officier combattant de la Wehrmacht, blessé en 45 et déjà retraité.
Ils n’auraient pas dû s’aimer.
Mais sa ressemblance avec le capitaine Von Trapp de La mélodie du bonheur, son film préféré, était trop parfaite.

- Jamais un boche ne mettra les pieds chez moi ! vociféra son père dont le séjour dans les tranchées de l’Yser et l’éclat d’obus encore douloureusement logé dans la cuisse avaient définitivement classé les teutons comme infréquentables.
Elle l’épousa malgré l’opprobre familiale.
Malheureusement, sans enfants venus pour égayer la maison, le veuf âgé lui devint petit à petit insupportable.
Certes, elle adorait l’ordre et la méthode mais pas les ordres !
Au fil du temps, elle se sentait plus l’aide de camp du colonel que sa femme, d’autant que du côté galipettes, tout partait en déliquescence.

Sa mort subite fut un soulagement.
Son héritage aussi.


Après avoir déposé ses bagages, fait un rapide, mais toujours apprécié, passage au village de Noël où elle acheta une boule en forme de chalet, encore aujourd’hui, elle utilisait toutes les décorations achetées au fil des ans avec une quasi compulsion. Elle prit le tram 7 et descendit à Melaten. Elle adorait cette promenade récurrente dans le "Père Lachaise" colonais et essayait de varier les trajets pour découvrir de nouvelles statues, de nouveaux oiseaux, de nouvelles perspectives.
La famille de Günther avait un caveau relativement sobre surmonté d’un fronton néogothique typique.
Il était complet, la sœur cadette, sans descendance, ayant rejoint prématurément son frère, avait fait de Josette sa légataire universelle en remerciement des bons soins prodigués lors de sa maladie, celle-ci avait donc deux morts à visiter.
La composition florale commandée, enrubannée d’un "Auf Wiedersehen meine Lieblinge !"* en lettres dorées, trônait au milieu du petit parterre couvert de buis et reflétait avec une joyeuseté paradoxale son camaïeu de rouge.
Elle tailla les arbustes de son petit sécateur aiguisé, brossa la pierre, réorienta le bouquet et déposa une petite pancarte le sourire au lèvres. Sa facétie annuelle continuait à l’amuser.

Sur le carton était calligraphié à l’encre bleue un énigmatique JETABEM.

Elle dîna au Funkhaus et accompagné d’une bonne Dom Kölsch, s’offrit son éternel Königsberger Klopse in Kapernsauce mit Gemüsereis ; quand elle préparait ces boulettes à la maison, elle leur préférait sa sauce aux champignons des bois qu’elle avait fraîchement cueillis.

Le plat préféré de Günther.
Et de sa sœur aussi.

Premier pèlerinage accompli !


A suivre ./..
Partie II >>>

* Au revoir mes chéris
Il s'agit ici d'une nouvelle en trois parties de pure fiction.
Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé est purement fortuite.
Image libre de droit provenant du site Pixabay

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